TOUT ABANDONNÉ
J’étais arrivé à l’âge où l’on fait des bilans, où l’on regarde immanquablement en arrière, où l’on espère pouvoir tirer un quelconque enseignement des passés inextricablement emmêlés sans que l’on ne puisse malheureusement y comprendre grand-chose. Je n’avais pas spécialement envie de me taper des séances psy sur un divan ringard, dans un fauteuil poussif à raconter mes faiblesses, mes doutes, mes peurs, mes lâchetés, mes incapacités, et tout le tableau déprimant de ce que je ne maîtrisais plus depuis longtemps maintenant. La liste risquait d’être longue et l’idée de passer dix années à me tourner autour du trou du cul ne m’inspirait guère. Ma position restait somme toute assez banale : enfance normale, parents normaux, scolarité normale, études supérieures normales, mère normale et compagnes normales, et donc déprime normale. C’est mon médecin traitant qui me suggéra cette idée de déprime normale. Ce qui me semblait ordinaire d’apparence s’avéra vite avec le temps passant, dissonant et incongru. Je partais pour m’effriter lentement au contact du quotidien morose, larguer pellicule, membrane et enveloppe, j’allais me desquamer couche par couche. Perte d’entrain, de vigueur, de force et de mouvement. Je décidais quand même de bouger une bonne dernière fois. Une grosse dernière fois. Avec celle qui m’accompagnait au quotidien par ses inattentions et ses négligences, nous convînmes de nous séparer, de vendre la maison sans regret, sarcophage ouaté et vagin obturé. J’optais pour un hôtel à deux pas d’ici d’où je pus superviser les allées-venues des collecteurs spécialisés en enlèvements gratuits. Je me débarrassais également de ma vieille Rover 218 SD achetée vingt ans plus tôt à un anglais dépressif qui lui aussi quittait tout pour aller se ressourcer en Thaïlande après s’être fait largué par sa femme. Influencé par nombre de ses compatriotes d’infortunes et de mariages ratés qui en étaient revenus gonflés à bloc, emplis de belle espérance en la femme (surtout l’adolescente, voire plus jeune encore) et en l’amour (la fellation et la sodomie). Pour ma part, casanier véritable par habitude professionnelle (bureau sans fenêtres en sous-sol) et par paresse (une mère prégnante et des compagnes laborieuses), je n’étais guère tenté par les voyages d’agrément, bien qu’une petite pipe de temps à autre, j’étais pas vraiment contre, si, et seulement si, c'était encore possible.
Mille euros ! C’est tout ce que valait ma vieille Rover diesel 4 cylindres en ligne à injection directe. Mille euros pour 350.000 km… Je n’en revenais pas. À peine un petit mois d’hôtel pour celle qui m’avait permis de traverser la France dans tous les sens afin d’honorer régulièrement toutes mes ex. Des jours, des heures, des nuits de baises en échange d’un seul et unique mille euros qu’un pauvre clampin essayait par-dessus le marché de négocier à la baisse, parce que le tableau de bord en loupe de noyer était trop abîmé, la peinture aussi, les sièges, l’entretien pas fait, les pneus. Je lui tournais le dos et je le larguais, ce preneur de tête, il me gonflait vraiment avec ses airs de savoir tout et de ne rien comprendre à toute comparaison. Je la lui vendais finalement et dans la foulée je changeais de région, d’hôtel et de vie. Je passais aussi à huit cachets d’anxiolytiques par prises 5 fois par jour alors que je carburais d’ordinaire et vaille que vaille à trois cachets par jour. La baise, c’était fini.
Un médecin alcoolique me déconseilla d’augmenter mes doses, parce qu’au-delà les labos pharmaceutiques ne procuraient plus de statistiques. Mais par charité, il m’assura tout de même d’une signature en bas de l’ordonnance de six mois supplémentaires de hautes doses à prix amortis. Six mois ça passe vite. Je revenais à nouveau vers lui et il me prescrivit la même molécule avec un supplément à doses réduites au cas où je voudrais m’arrêter un jour, ce qu’il me recommandait vivement d’ailleurs, car l’arrêt brutal me fût déconseillé. En outre, il m’en remettait dare-dare pour six mois supplémentaire à plein pot, de la bonne, de la dure, du grammage plafond. La vie pouvait continuer. Une gentille vie de vieux. Une vieille vie routinière, avec ses rituels, ses cérémonials, et même sa liturgie, un genre de messe rituelle aux quotidiens bien arrosés : buvez ceci, et buvez-en encore c’est pour vous, c’est moi qui vous le dit. Et hop ! Huit cachetons par là-dessus…
Il existait autrefois une tradition hôtelière qui s’est perdue depuis, qui consistait à laisser traîner dans chaque chambre d’hôtel une Bible pour réconforter les âmes esseulées. J’en avais une oubliée dans un tiroir, une toute jaunie à la couverture râpée par mille ouvertures et mille feuilletages, mille jets rageurs aussi. Drôle de coïncidence tout de même. J’en étais à méditer au sujet du Nouveau Testament selon saint Mathieu et saint Marc sur l’abandon de ses biens pour suivre Jésus, lorsqu’une gendarmette peu avenante qui ne me donnait pas envie de la suivre même jusque dans sa chambrette me demanda de me présenter fissa et rapidement à la gendarmerie du coin avec tous les papiers utiles et nécessaires.
On venait de retrouver ma bonne vieille Rover abandonnée depuis quatre mois sur un chemin agricole où personne ne passait et l’on voulait que je dégoise tout ce que je savais sur le quidam qui était parti avec. Cet abruti avait lui aussi décidé de tout abandonner pour aller se jeter dans une secte du fond du département et y vivre le partage parmi ses frères en Christ. Il était accusé d’escroquerie, d’extorsion de fonds avec violence, de coups et blessures, de viol et peut-être même de meurtre. Et tout ça en prêchant la bonne parole dans un monde désenchanté, entouré de naïfs qui se faisaient ensuite sodomiser dans l’arrière boutique d’une épicerie religieuse où ils travaillaient gratuitement après avoir donné tout leurs derniers ronds en échange d’une doctrine faite sur mesure pour tout les ceusses qui sont capables de croire en n’importe quoi. C'est à dire en rien.
Putain, ma Rover… Abandonnée. Ce con aurait pu s’en servir pour ses parties cul ! J’sais pas moi, mais quand tu t’assoyais à l’arrière de ma voiture, t’avais qu’une envie :
C’était de baiser !...