L’ART de la LISSE
ELLE. – Cette voiture par la fenêtre. Elle semble si petite, si lointaine (Elle se penche en avant pour mieux la voir).
LUI. – Cette Rover (il soupire), j’ai failli acheter la même il y a deux ans…
ELLE. – Elle est belle ! J’ai toujours aimé cette couleur profonde comme la mer, ce vert rassurant qui semble nous parvenir d’un ailleurs à la fois familier et prometteur, à la fois apaisant et satisfaisant (elle avance le doigt pour gratter un minuscule point sur le carreau, mais la tâche ne veut pas partir). Ça doit être de l’autre côté du carreau (elle se penche sur le côté pour voir comment pourrait s’ouvrir la fenêtre). Je ne sais pas qui a eu l’idée de cette fenêtre, le format est joli mais elle ne s’ouvre visiblement pas… Il faudrait que je me renseigne…
LUI. – J’aurais aimé retrouver le plaisir de rouler avec… (Il se renverse contre le dossier de la chaise en étirant les bras au dessus de sa tête) Bon sang ! le nombre de kilomètres que l’on a pu faire en famille dans cette voiture… Chaque vacance était un véritable voyage. Dès qu’on était arrivé quelque part, on en repartait parce qu’il y avait forcément un mieux ailleurs. Une fois installés, chaque jour était une expédition mémorable ; pas toujours attrayante pour trois gamins en bas âge, mais il y en avait pour tous les goûts. Évidemment le château-fort restait le lieu privilégié de Jeannot et moi. Lucille, elle, aimait les goûters improvisés et les ballades forestières, les pique-niques aussi. On trouvait toujours l’endroit que personne n’avait jamais vu, où depuis la préhistoire personne n’était plus jamais venu, où nous étions partout les premiers explorateurs des mondes enchanteurs. Nous étions les précurseurs, les premiers poseurs de premiers pas. La Rover était notre Apollo 11.
ELLE. – Cette voiture ne bouge plus du tout, elle va finir par s’abîmer si personne ne s’en occupe… Et puis ce vert magnifique va se faner ! Pourquoi est-ce que l’on laisse une voiture si longtemps sans s’en servir ? Est-ce qu’elle est abandonnée elle aussi ?
LUI. – C’est marrant comme la mémoire peut jouer des tours… Je ne me rappelais pas qu’elle était aussi foncée. C’est un beau vert en tout cas. Celle que le type avait voulu me vendre était d’un rouge vulgaire. C’est ce qui m’avait arrêté je crois. De plus, la marque a fait faillite en 2005 ; aujourd’hui je serai sans doute emmerdé pour les pièces et pour l’entretien.
ELLE. – … Et puis il n’y a jamais personne sur ce chemin. Est-ce qu’il n’y a que moi qui remarque cette voiture ?
LUI. – … Un rouge merdique et un volant normal. Un volant banal. Une bagnole sans intérêt quoi ! Celle du père avait d’la classe tout de même… Une conduite à droite, une vraie bagnole anglaise, c’est pas tout le monde qui roule avec du style. On avait du succès quand le père venait nous chercher à l’école, ça c’est sûr ! (il rigole) Pas la grande voiture, ça non ! – quoiqu’elle avait quand même de belles dimensions, de l’envergure même, on peut le dire – et elle faisait son petit effet. Y’avait pas mal de nos potes qui seraient bien montés dedans… (en hochant la tête).
ELLE. – … Ce monsieur à côté de moi à l’air bien gentil ! On dirait bien que cette voiture l’intrigue aussi. Je ne sais pas à quoi il pense, mais cette voiture a l’air de l’intéresser aussi. Alors ça va ! Je ne suis pas la seule à me poser des questions…
Si j’osais, je lui demanderais…
Qu’est-ce que je fais, je lui demande ?…
Bonjour…(il répond par un signe de la tête) vous aussi vous avez remarqué cette voiture ? ça fait un sacré moment qu’elle est là ! (Il hoche la tête par l’affirmative en marquant un léger sourire, un sourire bizarre, comme si ce que lui dit la vieille dame ne l’intéresse que modérément) vous y avez fait attention ?
LUI. – (Il s’installe dans le fond de la chaise, les deux coudes sur les accoudoirs, il sert ses mains entre ses jambes écartées) Oui (fait-il en exprimant un long soupir. Suivit d’une longue et lente respiration, comme quelqu’un qui serait d’avance un peu fatigué par le manque d’importance de cette discussion qui s’annonce banale).
ELLE. – Peut-être en savez-vous plus long que moi sur cette voiture ? fait-elle en désignant du doigt le véhicule.
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LUI. – Oui… bien sûr… (fait-il en hochant encore la tête) Oui, je la connais… oui, je la connais bien !...
ELLE. – Ah bon ! Dites m’en plus s’il vous plaît, je meurs de curiosité … (Il ne dit rien) Allez monsieur… Un peu de courage (elle a un sourire charmeur).
LUI. – Et bien, c’était la voiture de… enfin… C’EST ! la voiture de mon père… (il a un rictus amer)
ELLE. – (Interloquée) Ah bon ?.. Et elle reste là ? comme ça ?... Mais… Mais… (Elle semble désemparée)
LUI. – (Il se lève lentement en s’appuyant des deux mains sur les accoudoirs) Bon… (en lâchant une longue expiration nasale) il faut que j’y aille maintenant…
ELLE. – (Elle suit du regard l’homme qui se lève. Elle le fixe étrangement, calme et silencieuse.)
LUI. – (Il se penche vers elle doucement et lui dépose une bise sur la joue)
ELLE. – (Un peu raide) Au revoir Jeannot…
LUI. – Moi c’est Éric, maman… Demain c’est dimanche, je reviendrai te voir (il lui fait un signe de la main) Au revoir… à demain.
ELLE. – À Demain…
Devant la dame, un des 4 morceaux de scotch qui tient la photo de la Rover vert foncé se décolle du mur ; un angle du papier s’enroule légèrement sur lui-même. La dame n’a pas bougé, elle regarde en face d’elle et ne semble pas avoir remarqué ce détail. Elle s’enfonce dans le gros fauteuil et d’un geste de la main lisse le dessus de sa robe vert foncé. Elle lisse aussi l’arrondi de sa cuisse sur lequel le tissu ne fait aucun pli. Elle lisse sa robe du plat de la main. Elle la lisse encore. Elle la lisse consciencieusement. C’est ce qu’elle fait souvent. Elle lisse souvent sa robe du plat de la main. Lentement. Longuement.
Ça lui apporte du repos à l’âme…